Libre opinion,
Par Anas Abdoun
Depuis la guerre de Gaza, la région n’avait plus connu d’escalade militaire d’une telle ampleur. Pourtant, à rebours de cette zone sinistrée, le reste du Moyen-Orient semblait retrouver un fragile équilibre : réconciliation irano-saoudienne sous l’égide de Pékin au printemps 2023, rapprochement entre Riyad et Ankara, détente entre le Qatar et ses voisins du Conseil de coopération du Golfe (CCG), et boom des recettes pétrolières suite à la guerre en Ukraine. Bref, tout concourait à une phase de normalisation stratégique au service d’un repositionnement global des puissances du Golfe. Jusqu’à ce que Benjamin Netanyahu relance l’escalade.
Les risques d’un front dans les eaux du Golfe
En ordonnant une frappe contre l’Iran, le Premier ministre israélien a ravivé une doctrine bien connue à Téhéran : toute attaque américaine contre le territoire iranien, en particulier ses infrastructures, entraîne une réponse directe contre les bases américaines dans le Golfe – de Bahreïn au Qatar en passant par le Koweït et l’Arabie saoudite. Or, conformément à ce que Netanyahu a longtemps défendu devant l’administration Trump, une entrée en guerre des États-Unis déporterait mécaniquement le théâtre d’opérations de Tel-Aviv-Téhéran vers les eaux du Golfe. Ce ne sont pas Israël ni l’Iran qui absorberaient les premières salves, mais les États hôtes des installations militaires occidentales.
“En cas d’escalade, les premières cibles seront les infrastructures pétrolières et gazières, les méthaniers, les hubs de stockage et de raffinage”
Ce transfert du front n’est pas qu’un enjeu militaire, il est une menace existentielle pour l’économie du Golfe. En cas d’escalade, les premières cibles seront les infrastructures pétrolières et gazières, les méthaniers, les hubs de stockage et de raffinage. Le détroit d’Ormuz pourrait être fermé. Ce serait un retour à l’instabilité des années 1980, quand la guerre Iran-Irak paralysait toute la région. Or entre-temps, les monarchies du Golfe sont devenues les têtes de pont d’un nouvel ordre énergétique : leurs NOC (National Oil Companies) sont montées en gamme, investissant dans la pétrochimie, la logistique, la transition bas carbone. Elles s’apprêtaient à dépasser les majors occidentales — et les projections les plaçaient déjà parmi les géants énergétiques de demain.
1 800 milliards de dollars d’investissements menacés
Ces 20 dernières années, ce sont plus de 1 800 milliards de dollars d’investissements qui ont été engagés dans cette transformation. Si le Golfe devient une zone à haut risque géopolitique, tous ces acquis pourraient être réduits à néant. C’est là que réside l’onde de choc stratégique de l’attaque israélienne : non seulement elle sabote l’équilibre politique laborieusement reconstruit, mais elle menace de renvoyer la région vingt ans en arrière. Une forme de trahison, alors que certains pays arabes avaient assumé un rapprochement controversé avec Israël, dans l’idée d’une paix économique mutuellement bénéfique.
“Un constat s’impose : l’alliance tacite avec Israël, pensée comme un gage de stabilité et d’ouverture, ne protège en rien les intérêts stratégiques du Golfe”
La réaction est immédiate : les capitales du Golfe ont toutes engagé un lobbying intense auprès de Washington pour éviter une entrée en guerre contre l’Iran. Non par sympathie pour Téhéran, mais pour préserver leurs intérêts vitaux. Et surtout, un constat s’impose : l’alliance tacite avec Israël, pensée comme un gage de stabilité et d’ouverture, ne protège en rien les intérêts stratégiques du Golfe. Au contraire. Car là où les monarchies du Golfe ont souvent pris en compte les sensibilités israéliennes dans leurs choix diplomatiques, Tel-Aviv agit désormais sans la moindre coordination. L’illusion d’un front commun s’effondre.
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