La start-up de Chicago NuCurrent a trouvé un moyen de recharger sans fil nos gadgets électroniques : une invention pratique pour des appareils comme les smartphones. Si pratique que Samsung, le géant sud-coréen, l’utiliserait dans ses téléphones portables. C’est du moins ce que prétend NuCurrent. En 2018, la start-up a lancé aux États-Unis des poursuites en justice contre Samsung, qu’elle accuse d’utiliser sa technologie sans payer de redevance. En février, Samsung a nié les accusations de NuCurrent devant les tribunaux. Puis, entre mars et juin, Samsung a déposé sept requêtes visant à contester les droits de brevet de NuCurrent. Selon le patron de NuCurrent, Jacob Babcock, la start-up devra débourser entre 500 000 et 1 million de dollars pour faire face à chacune d’entre elles : une grosse somme pour une entreprise comptant seulement 35 employés et ne disposant d’aucun juriste en interne.
Ce genre d’affaires est de plus en plus fréquent. Ancien juge de premier plan à la Cour d’appel fédérale américaine qui traite les litiges de brevets, Paul Michel les attribue à une “sur-correction non coordonnée” du fléau des “trolls de brevets” : ces chasseurs de brevets accumulent des droits de brevet en vue d’extorquer des paiements aux contrefacteurs présumés. Pour les combattre, le gouvernement américain a affaibli certaines protections en matière de propriété intellectuelle, notamment en atténuant la menace d’une injonction visant à bloquer les ventes de produits exploitant la technologie en question. En 2012, le Patent Trial and Appeal Board (PTAB) a été créé pour entendre les contestations rétroactives de la validité d’un brevet. Par ailleurs, les décisions de la Cour suprême ont facilité la preuve de l’invalidité des brevets en affinant leurs critères d’admissibilité.
“Les “trolls de brevets”, ces chasseurs de brevets accumulent des droits de brevet en vue d’extorquer des paiements aux contrefacteurs présumés. Pour les combattre, le gouvernement américain a affaibli certaines protections en matière de propriété intellectuelle”
Ces règles pleines de bonnes intentions semblent avoir fait reculer les trolls : selon le cabinet de recherche Unified Patents, le nombre de litiges de brevets cette année est en baisse de 37 % par rapport à 2015. Le PTAB a invalidé des milliers de brevets. Mais selon certains entrepreneurs et investisseurs en capital-risque, les réformes ont aussi renforcé la position des grandes entreprises par rapport aux plus petites. Christopher Coons, sénateur démocrate et détracteur de ces réformes, a parlé d’une “érosion constante des droits de brevet”. Il avance même qu’elles créent des incitations perverses pour les grandes entreprises à faire fi des brevets. Boris Teksler, ancien responsable des brevets chez Apple, estime que les actes de “contrefaçon efficace” (c’est-à-dire les cas où les avantages tirés d’une contrefaçon compensent les frais juridiques engagés par le contrefacteur pour sa défense en cas d’action en justice) pourraient presque être considérés comme un “devoir” [au sens de “fiduciary duty” en droit américain : un devoir de défendre les intérêts de l’entreprise, ndt], du moins pour les entreprises riches en liquidités qui peuvent se permettre des litiges interminables.
“L’affaiblissement des brevets a coïncidé avec une baisse de la part du capital-risque américain dans les domaines à forte intensité de brevets comme l’industrie de pointe ou la technologie médicale, qui est passée de 21 % à 3 % entre 2004 et 2017”
Outre Samsung, d’autres géants de la tech, dont Apple, Google et Intel, ont déposé de nombreuses requêtes contestant la validité de brevets. Sans surprise, la Big Tech s’oppose fermement aux règles plus strictes proposées par Christopher Coons et d’autres. Les partisans du renforcement notent que l’affaiblissement des brevets a coïncidé avec une baisse de la part du capital-risque américain dans les domaines à forte intensité de brevets comme l’industrie de pointe ou la technologie médicale, qui est passée de 21 % à 3 % entre 2004 et 2017, selon une étude commandée par la National Venture Capital Association. Le cabinet de recherches Richardson Oliver Insights estime que la valeur moyenne d’un brevet américain négocié sur le marché secondaire a diminué de 58 % entre 2013 et 2018. L’affaiblissement des droits de propriété intellectuelle ne constitue peut-être pas la seule cause. Une chose est sûre : après avoir longtemps sermonné la Chine face au non-respect de ces droits, les États-Unis se retrouvent maintenant attaqués, eux aussi.
The Economist
© 2019 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale : www.economist.com.