Nouvelle offensive

Comment Google tente de défendre son monopole face à l'IA

Après deux ans de faux départs, l’entreprise tente de reprendre l’initiative en intégrant “le mode IA” à sa barre de recherche

Comment Google tente de défendre son monopole face à l’IA © Freepik

Lors de sa conférence phare de Google destinée aux développeurs cette semaine, le cofondateur Sergey Brin a fait une apparition surprise pour souligner l’importance de l’intelligence artificielle (IA) dans l’avenir de l’entreprise. Sergey Brin a annoncé qu’il travaillait tous les jours dans le laboratoire d’IA de Google, poussant ses ingénieurs à être les premiers à atteindre l’IA générale, un système qui surpasse les capacités humaines. “Honnêtement, aucun ingénieur en informatique ne devrait prendre sa retraite, ils devraient tous continuer à travailler”, a-t-il déclaré. L’IA aura “un impact bien plus transformateur” que l’Internet ou le téléphone portable.

La question la plus urgente pour l’entreprise est le défi que représente l’IA pour la position dominante qu’occupe Google dans le secteur de la recherche en ligne, menacée pour la première fois en une génération depuis la sortie de ChatGPT fin 2022. Après deux années de faux départs, durant lesquelles l’entreprise a largement perdu son avance, Google vient de prendre la décision la plus radicale à ce jour pour tenter de reprendre la main.

Monétisation en cours de l’IA dans la recherche

Le directeur général Sundar Pichai a profité de la conférence pour lancer ce qu’il a appelé une “refonte totale de la recherche” afin de relever le défi posé par les chatbots IA. Ce que l’entreprise appelle “le mode IA” sera intégré à sa barre de recherche, à son navigateur et à ses applications, permettant aux utilisateurs d’obtenir des réponses conversationnelles à leurs questions au lieu d’une liste de liens bleus. Ce projet est la pièce maîtresse de la vision de Google pour l’avenir de la recherche en ligne, – particulièrement touchée par le succès fulgurant d’OpenAI, le créateur de ChatGPT –, qui cherche à tirer parti de Gemini, son grand modèle de langage (LLM), de ses datacenters, de sa base d’utilisateurs et de son réseau d’applications.

Comment intégrer cette nouvelle façon de trouver des informations en ligne sans compromettre ses 198 milliards de dollars de revenus publicitaires provenant de la recherche en ligne ?

Alors qu’ils s’engagent dans une telle refonte, Google et sa société mère Alphabet doivent cependant faire face à ce que l’on appelle parfois “le dilemme de l’innovateur” : comment intégrer cette nouvelle façon de trouver des informations en ligne sans compromettre ses 198 milliards de dollars de revenus publicitaires provenant de la recherche en ligne ?

“La monétisation de l’IA dans la recherche est la seule chose qui compte, déclare Ben Reitzes, analyste chez Melius Research. La recherche représente la part majoritaire des bénéfices d’Alphabet… Ils ont intérêt à agir vite avant qu’OpenAI ne les devance.” Google a laissé entendre que la réponse réside en partie dans l’abandon de son modèle gratuit financé par la publicité. L’entreprise a introduit des abonnements payants pour ses produits d’IA les plus avancés, notamment un agent IA appelé “Mariner”, et des outils de création vidéo regroupés sous le nom de “Veo”. Leur développement est coûteux et ils nécessitent une puissance de calcul sans précédent pour fonctionner.

Le prix de ces abonnements varie de 20 dollars par mois pour un forfait de base à 250 pour un accès “ultra”, soit un tarif plus élevé que les forfaits premium proposés par ses concurrents OpenAI et Anthropic.

L’entreprise prévoit également d’insérer des publicités dans le mode IA, qui, selon elle, peuvent être hyperciblées et donc plus lucratives pour les vendeurs, ou encore de commercialiser de nouveaux produits tels que des lunettes de réalité augmentée et, à terme, des robots.

Menaces et incertitudes

Mais les investisseurs restent prudents car Google est confronté à toute une série de menaces critiques. Ses actions ont connu une performance inférieure à celle de ses concurrents du secteur de la big tech, tels que Microsoft et Meta, et se négocient à des PER (ratios cours/bénéfice) inférieurs. Les investisseurs surveillent de près les signes d’un déclin de l’engagement sur la recherche en ligne traditionnelle et cherchent à savoir si les nouveaux produits stimulent les revenus ou ne font que cannibaliser l’activité existante.

Les investisseurs surveillent et cherchent à savoir si les nouveaux produits stimulent les revenus ou ne font que cannibaliser l’activité existante.

Après avoir perdu trois procès antitrust, l’entreprise risque également d’être contrainte de vendre des actifs clés comme son navigateur Chrome et sa marketplace publicitaire, tout en partageant les données des consommateurs avec ses concurrents dans le domaine de l’IA afin de garantir des conditions de compétition équitables.

Les énormes revenus annuels générés par la recherche en ligne ont permis de financer un empire qui s’étend désormais des voitures autonomes Waymo au logiciel d’IA pour la chimie AlphaFold, qui a valu l’année dernière le prix Nobel à Sir Demis Hassabis, directeur de DeepMind, l’une des divisions de recherche en IA de l’entreprise.

Jim Tierney, actionnaire d’Alphabet et directeur du fonds US Concentrated Growth chez AllianceBernstein, estime que la récente conférence a montré que l’entreprise “dispose d’une offre très compétitive et luttera pied à pied”. Mais il ajoute : “la question qui reste en suspens est celle de la part de marché que Google va occuper dans ce nouveau monde”.

Lancement du mode IA

Alimenté par une version améliorée de son modèle Gemini, le mode IA a été lancé fin mai pour les utilisateurs américains. Il offre une expérience perfectionnée qui fournit des réponses rapides et précises.

Ben Gomes, ancien responsable de la recherche et désormais chargé de l’apprentissage, explique qu’au fil du temps, la recherche Google a permis aux utilisateurs de poser des questions de plus en plus complexes. “Le mode IA passe à un tout autre niveau, car vous pouvez poser des questions en langage naturel, explique-t-il. Vos capacités (…) viennent de se multiplier.”

Ce nouveau mode n’a pas souffert des gênantes hallucinations qui ont hanté le lancement de son prédécesseur, “AI Overviews”, qui affiche en haut des pages de résultats des réponses succinctes sur des sujets courants. La première tentative de Google pour intégrer l’IA générative à son produit phare a été largement ridiculisée l’année dernière lorsque AI Overviews a conseillé aux utilisateurs de manger des cailloux, de mettre de la colle sur leur pizza ou a qualifié le président Barack Obama de musulman.

Quasi-monopole et avantage compétitif

La position dominante de l’entreprise lui confère des avantages cruciaux sur les nouveaux entrants : la confiance, une portée inégalée et des années de données utilisateurs issues de milliards de requêtes quotidiennes.

Malgré la percée de ChatGPT, qui revendique plus de 600 millions d’utilisateurs mensuels pour son application, contre 400 millions pour Gemini, Google traite toujours 90 % de l’ensemble des recherches sur le web et son système d’exploitation Android équipe près des trois quarts des téléphones mobiles dans le monde. Le navigateur Chrome, Gmail, son agenda et Google Maps sont omniprésents, et les utilisateurs peuvent désormais choisir d’autoriser Gemini à utiliser leur historique en ligne pour personnaliser leurs réponses.

Google traite toujours 90 % des recherches sur le web et son système d’exploitation Android équipe trois quarts des téléphones mobiles dans le monde.

Google “passe enfin à l’offensive dans le domaine de la recherche (…) en s’attaquant à un concurrent en pleine croissance et bien financé, OpenAI, et en intégrant un produit directement concurrent”, explique Justin Post, analyste à la Bank of America.

Ce mode IA semble particulièrement menaçant pour Perplexity, une start-up de recherche IA très en vogue, cofondée par un ancien stagiaire de Google, qui a atteint 30 millions d’utilisateurs en seulement deux ans. Bien que minuscule en comparaison, elle a secoué Google par sa trajectoire et est en pourparlers avec Apple pour devenir une option de recherche du navigateur Safari, défiant ainsi Google dans l’un de ses partenariats les plus précieux [qui fait de Google le moteur de recherche par défaut dans Safari, ndt].

S’adressant au ‘Financial Times’ le CEO de la jeune entreprise, Aravind Srinivas, qualifie le mode IA de “copie conforme de Perplexity”. Il concède toutefois que la portée de Google, avec son moteur de recherche et sa famille d’applications bien établie, sera difficile à ébranler. “Google est l’une des plus grandes entreprises au monde et détient un monopole majeur, [mais] elle est également très vulnérable car son activité repose sur un seul front : la recherche”, ajoute-t-il.

Revenus publicitaires contextualisés

Outre ses nouvelles applications et ses nouveaux appareils très médiatisés, Google a consacré une grande part de la conférence du 20 mai à expliquer comment elle allait protéger et développer ses 50 milliards de dollars de revenus trimestriels provenant de la publicité sur les moteurs de recherche.

James Manyika, vice-président de Google à la tête de la division recherche, labs, technologie et société, estime qu’il est “logique” de commencer à facturer des frais d’abonnement pour l’accès aux modèles les plus performants de l’entreprise, “car ils sont coûteux en calcul”.

Les LLM excellent dans la déduction des préférences et la construction de profils d’utilisateurs à partir de l’historique des conversations, ce qui en fait des outils puissants pour les annonceurs.

Toutefois, l’abonnement ultra à 250 dollars par mois sera hors de portée pour beaucoup et ses nouveaux produits devront compter sur la publicité pour devenir rentables. Sundar Pichai assure que loin de rogner sur les revenus existants, l’IA encourage les utilisateurs à passer plus de temps à rechercher des réponses et des conseils en ligne, ce qui élargit le marché publicitaire global. “Le mode IA vous donne du contexte, élargit vos centres d’intérêt et votre curiosité, vous incite à faire davantage de recherches par la suite, explique-t-il. Lorsque vous vous rendez sur ces sites, vous avez une intention beaucoup plus claire. Il s’agit donc de références de bien meilleure qualité [pour les annonceurs].”

Les publicités dans les aperçus IA seront déployées cette année dans plusieurs régions pour les utilisateurs anglophones, et le placement de produits dans les publicités est actuellement testé en mode IA. Lorsqu’un utilisateur pose une question non factuelle pour obtenir des conseils, le chatbot affiche une “publicité utile” pour un produit connexe avec la mention “sponsorisé”.

Google a constitué une vaste base de données contenant des informations personnelles sur des milliards d’utilisateurs grâce aux e-mails, aux navigateurs et aux smartphones. Les LLM, technologie sur laquelle reposent les chatbots, excellent dans la déduction des préférences et la construction de profils d’utilisateurs à partir de l’historique des conversations, ce qui en fait des outils puissants pour les annonceurs. “Si les publicités sont contextualisées, elles seront beaucoup plus ciblées et utiles pour l’utilisateur”, explique James Manyika.

Citons par exemple la nouvelle fonctionnalité “essayez-le” pour l’achat de vêtements, qui permet aux utilisateurs de télécharger des photos d’eux-mêmes, que l’IA scanne et combine ensuite à un modèle numérique du vêtement afin de fournir une approximation du résultat de l’essayage sans avoir à se rendre en magasin. “Les annonceurs adorent. Les utilisateurs s’impliquent davantage dans l’expérience, explique James Manyika. La solidité de notre activité publicitaire tire profit de ces innovations.”

Mais le bon fonctionnement des nouveaux outils d’IA comptera pour beaucoup. Les LLM sont encore sujets à des hallucinations et, peu après leur lancement, les utilisateurs ont découvert que le nouvel outil d’achat basé sur l’IA de Google avait un défaut qui ajoutait des seins sur les photos d’hommes – y compris celles du vice-président J. D. Vance.

Agents IA et Project Mariner

Outre sa barre de recherche remaniée, Google a dévoilé une série d’autres innovations qui annoncent une évolution à plus long terme du produit.

Les abonnés ont accès à un agent IA intégré, Project Mariner, qui peut prendre en arrière-plan le contrôle des navigateurs web pour effectuer des tâches banales comme réserver des voyages et des billets ou compiler des rapports de recherche complexes à partir de centaines de sources. Au fil du temps, Google affirme que la mémoire de Mariner lui permettra d’apprendre les préférences [des utilisateurs], d’anticiper leurs besoins et de faire des suggestions plus pertinentes.

Les abonnés ont accès à Project Mariner, un agent IA intégré qui peut prendre en arrière-plan le contrôle des navigateurs web pour effectuer des tâches banales.

Plus ambitieux encore, le Project Astra est un agent “multimodal” expérimental capable de répondre à des requêtes vocales et à des commandes pour agir en temps réel en observant le monde physique à travers l’appareil photo d’un téléphone portable ou des lunettes intelligentes. Les démonstrations ont montré qu’il était capable de donner des conseils sur des problèmes mécaniques, de commander des produits par téléphone et de traduire des conversations.

Les investisseurs ont réagi positivement à ces annonces cette semaine [du 20 mai, ndt], le titre gagnant environ 3 %, ce qui réduit ses pertes cette année à 10 %. À titre de comparaison, Microsoft a progressé d’environ 8 % et Meta de 5 %, après avoir montré clairement comment ils comptaient tirer profit de l’IA.

Google sort la tête de l’eau

Après quelques années difficiles, cette conférence a été l’occasion pour Google de montrer sa puissance technologique et de rappeler à ses concurrents qu’il dispose de moyens financiers considérables.

En privé, de nombreux employés de Google ont réagi vivement aux critiques concernant les compétences en IA de l’entreprise, d’autant plus qu’elle a développé la technologie sous-jacente et l’a rendue publique dès son article de 2017 sur les transformeurs [titré ‘Attention is All You Need’, l’article traite des transformeurs, l’architecture d’apprentissage profond utilisée pour le traitement automatique du langage servant de base aux LLM, ndt]. “Nous avons fait plus que n’importe quelle autre entreprise au monde pour faire avancer ce domaine. Les LLM et toute l’ère moderne de l’IA n’existeraient pas sans nous, déclare un dirigeant de DeepMind, qui a souhaité rester anonyme. Les gens devraient nous être très reconnaissants pour tout ce que nous avons fait, mais ce n’est pas le cas.”

“Nous ne parlons pas toujours assez de nos succès, ajoute-t-il. Je pense que nous devrions. Et je crois que [cette semaine] nous l’a rappelé.”

Stephen Morris, Melissa Heikkilä et Cristina Criddle, FT

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